Julien Mauduit
Lors de la projection, au Centre d’histoire des régulations sociales à l’UQAM, de l’entretien de Jean-Marie Fecteau réalisé par Louise Bienvenue et Stéphanie Lanthier, un professeur, en apprenant que je travaillais sur les patriotes, m’a lancé sous forme de boutade : « Ah, il y a encore quelque chose à dire sur les Rébellions ? ». Le contexte ne prêtait pas vraiment à rire puisque nous étions réunis quelques mois seulement après le décès de Fecteau, mon directeur de thèse et l’homme – au-delà du professeur – qui m’avait convaincu de me lancer l’écriture d’une nouvelle histoire des Rébellions ; une histoire de l’espoir qui avait animé les révolutionnaires et non celle de l’humiliation et de la défaite, mais aussi une histoire des « Canadiens » des deux colonies canadiennes et de leurs alliés aux États-Unis, et non une histoire locale ou mémorielle.
Arrivé à Montréal en provenance de France, j’ai rencontré Fecteau sans imaginer me lancer dans un doctorat. Le hasard a voulu qu’au même moment son ami Allan Greer s’installait lui aussi à Montréal pour enseigner à McGill, ce qui nous a permis de former en quelques semaines, et sans plan de financement, une équipe de recherche composée d’un doctorant ayant été formé en France, d’un nationaliste québécois qui est l’un des rares professeurs francophones à être lu à travers le Canada, et d’un spécialiste des patriotes, francophile et anglophone. La vie, et la mort, a ensuite décidé que Jean-Marie Fecteau ne pourrait pas voir la fin de ce travail, et Allan Greer a partagé la direction avec deux autres professeurs, Martin Petitclerc, un québéciste, et un américaniste, Jason Opal, lui aussi fraîchement arrivé à McGill en provenance des États-Unis.
Fallait-il nécessairement la rencontre de ces quatre traditions historiographiques pour pouvoir écrire, et penser, quelque chose de nouveau sur les Rébellions ? Probablement pas, mais il est certain que cela m’a aidé à prendre davantage de distance par rapport à une historiographie très provincialisée, à certaines controverses, à certaines réactions sarcastiques d’historien(ne)s anglophones comme francophones, et globalement par rapport à la sensibilité qui entoure cet événement. J’ai vécu quelques réactions étonnantes lorsque j’ai présenté mes travaux.

C’est finalement aux États-Unis que je me suis senti le plus à l’aise, sans doutes car les Étasuniens ignorent, du moins ils n’imaginent pas, la charge émotionnelle qui pèse sur ce champ de bataille historiographique. Investir de l’affect dans l’histoire n’est pas mauvais en soi, car une société a besoin de repères historiques et d’un intérêt collectif sur le passé, même passionnel. Je suis néanmoins de ceux qui considèrent que la moralité et le travail de mémoire ne sont pas du ressort des universitaires, ou alors cela doit être encadré méthodologiquement. La recherche devrait pouvoir être menée sans que le chercheur ou la chercheuse n’ait à se soucier excessivement des répercussions de ses conclusions, si elles plairont ou déplairont au-delà des pairs. Je n’ai jamais pu oublier l’utilisation de l’événement à des fins politiques, au Québec en particulier – « Je me souviens ». Je ne souhaite pas que l’université soit une tour d’ivoire, je plaide plutôt pour que l’affirmation du devoir d’objectivité de la recherche universitaire nous permette de dépassionner la discussion. L’équilibre doit pouvoir être mieux défini entre l’historien et le citoyen, entre la froideur du travail d’ascète exigé à l’université, et les sentiments passionnels que l’histoire génère. Ne devrions-nous pas mener nos recherches et démontrer nos interprétations uniquement selon les normes académiques, les « normes du scepticisme organisé », et par conséquent laisser aux citoyen(ne)s d’aujourd’hui et de demain, ou aux politiques, la tâche de définir la mémoire d’une société, d’une nation, d’une province, d’un État, d’une culture ?
Ces nouveaux regards nous encouragent à repenser un ensemble de conclusions présentes dans les ouvrages de référence sur « les Rébellions ». L’article 18 de la Déclaration d’indépendance de la République du Bas-Canada, celui établissant l’utilisation du français et de l’anglais dans « toutes les affaires publiques », prend un autre sens lorsque nous regardons simultanément les événements du Haut-Canada et de la République américaine. Il nous faudra également intégrer la diversité des horizons du possible, en particulier la volonté de créer une république « à deux étoiles », incluant les deux Canadas, distincte d’une Union dont les dirigeants se sont farouchement opposés aux patriotes. Ma thèse n’est qu’un des signes de l’internationalisation de la recherche sur « les Rébellions ».

Des travaux sont menés par des Australiens, des Français, des Anglais et des Américains. Je souhaite, mais je suis contraint de craindre un dialogue de sourds, que cela alimentera une réflexion collective fructueuse. À mon sens, mieux délimiter la recherche de l’objectivité d’un côté, et de l’autre le travail de mémoire, favoriserait une saine confrontation d’arguments et de sources documentaires. La première étape me semble être d’encourager l’échange entre deux grands ensembles historiographiques, l’un à écrasante majorité francophone et centré sur le Bas-Canada, l’autre uniquement anglophone qui se penche avant tout sur le Haut-Canada et les États américains limitrophes [1]. Nous ne soupçonnons pas encore l’intérêt et l’importance scientifique de cette mise en relation. J’espère que l’écriture de l’histoire « des Rébellions », qu’il est sans doute préférable de nommer « guerre d’indépendance » ou « (tentative de) révolution », connaîtra une profonde évolution grâce à ces rencontres historiographiques, rencontres qui modifieront les termes et les objets de la discussion savante. Donc oui, il y a, j’en suis convaincu, encore beaucoup de choses à dire et à penser sur et autour des événements révolutionnaires canadiens de la fin des années 1830.
Julien Mauduit a obtenu son doctorat à l’Université du Québec à Montréal, après avoir étudié à l’université Sorbonne Paris-IV et à l’École des hautes études en sciences sociales. Il a enseigné à l’UQAM et à McGill, et il a notamment dirigé un dossier pour le Bulletin d’histoire politique, « Patriotisme et économie durant les Rébellions de 1837-1838 » (janvier 2017). Il prépare un ouvrage collectif, avec Maxime Dagenais, sur les États-Unis et la révolution canadienne de 1837-38.
[1] Sur ce constat historiographique : Allan Greer, « 1837-38: Rebellion Reconsidered », Canadian Historical Review, 76, 1 (mars 1995): 1-15 (cet article a été traduit : « La Rébellion de 1837-1838 : une reconsidération », Bulletin d’histoire politique, 7, 1 (automne 1998): 29-40) ; Julien Mauduit, « “Vrais républicains” d’Amérique : les patriotes canadiens en exil aux États-Unis (1837-1842) », thèse de doctorat (histoire), UQAM, 2016, p.3-11.
Title Image: Painting by Charles Alexander Smith (1890) illustrating the “Assemblée des six-comtés” held in Saint-Charles in October 1837. Wikimedia Commons.
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